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Je devais, plus tard, me demander comment j’avais pu rester aveugle à une vérité pourtant évidente. Seule, Joséphine pouvait être coupable. Sa vanité, l’importance qu’elle se donnait, le plaisir qu’elle prenait à parler, l’insistance qu’elle mettait à répéter qu’elle était très forte et que les policiers étaient stupides, tout l’indiquait.
Parce qu’elle n’était qu’une enfant, je n’avais jamais pensé qu’elle pût avoir tué. Pourtant, on a déjà vu des enfants assassins et le meurtre de « Three Gables » était bien de ceux qu’un enfant pouvait commettre. Le vieux Leonidès avait lui-même expliqué à la petite comment il fallait opérer et elle n’eut qu’à suivre ses indications.
Il lui avait seulement fallu faire attention à ne pas laisser d’empreintes digitales, elle avait lu assez d’histoires policières pour ne pas l’ignorer. Tout le reste n’était qu’un salmigondis, en provenance directe des « romans-détectives » dont Joséphine faisait sa lecture ordinaire. Il y avait le carnet, l’enquête « personnelle » qu’elle disait mener, ses prétendus soupçons, sa volonté de ne rien révéler aussi longtemps qu’elle ne posséderait une certitude…
Et aussi, cet attentat qu’elle avait machiné contre elle-même. Une folie, si l’on considère qu’elle aurait très bien pu se tuer. Mais qui s’expliquait, car c’était là une hypothèse que, comme une enfant qu’elle était, elle n’avait pas un instant envisagée. Elle était l’héroïne de l’aventure. L’héroïne ne meurt pas. Là cependant elle a laissé derrière elle un indice : ces morceaux de terre qui se trouvaient sur la chaise. Elle était la seule personne de la maison obligée de monter sur quelque chose pour mettre le bloc de marbre en équilibre sur le battant de la porte. À plusieurs reprises, les trous dans le sol le prouvaient, l’affaire n’avait pas réussi au premier coup. Patiemment, elle avait recommencé, manipulant le lion de marbre en couvrant ses doigts avec son écharpe, pour ne pas laisser d’empreinte sur le bloc. La mort l’avait finalement frôlée de près.
De si près que la réussite était complète, le but atteint. Joséphine était menacée, elle « savait quelque chose », on avait essayé de la tuer. Comment douter ?
Très adroitement, elle attira mon attention sur la chambre aux réservoirs. Et c’est avec des intentions bien définies qu’elle mit sa chambre sens dessus dessous avant de descendre à la buanderie.
À son retour de l’hôpital, elle avait été très déçue. Brenda et Laurence arrêtés, l’affaire étant terminée, elle cessait, elle, Joséphine, d’être dans la lumière des projecteurs. C’est pourquoi elle avait volé dans la chambre d’Edith la digitaline qu’elle versa dans sa tasse de chocolat qu’elle ne buvait pas et laissait en évidence sur la table. Savait-elle que Nannie la boirait ? Probablement. D’après ce qu’elle m’avait dit elle-même, elle acceptait mal les observations de la vieille bonne. Nannie qui avait une longue expérience des enfants, soupçonnait-elle la vérité ? Je ne suis pas très loin de le croire. Elle ne tenait pas Joséphine pour normale. Son intelligence s’était développée de façon précoce, mais non point son sens moral. L’hérédité joua peut-être. Autoritaire, « impitoyable », comme l’étaient ses ancêtres du côté maternel, elle avait l’égoïsme de Magda, incapable de songer à autre chose qu’à elle-même. Très sensible, comme Philip, elle dut vraisemblablement souffrir d’être laide, si laide que, malgré toute son intelligence, elle était appelée par sa mère la « petite niaise ». Enfin, de son grand-père, elle tenait une grande agilité d’esprit et beaucoup de finesse. Mais, alors que le vieux Leonidès avait des qualités de cœur, alors qu’il pensait aux autres, à sa famille et à tous ceux qu’il aimait, elle ne songeait, elle, qu’à elle-même.
Le grand-père, je le crois, s’était rendu compte, ce qui avait échappé à tous les autres, que Joséphine risquait d’être une source de malédictions diverses, non pas seulement pour sa famille, mais aussi pour elle-même et c’était vraisemblablement parce qu’il pressentait ce dont elle était capable qu’il voulut qu’elle soit élevée à la maison. Il l’avait protégée contre elle-même et c’étaient les mêmes raisons qui l’avaient poussé à insister auprès de Sophia pour qu’elle veillât sur l’enfant.
Magda avait-elle deviné la vérité ? Sa hâte à envoyer Joséphine en Suisse permet de poser la question. Elle ne savait rien, je pense, mais un vague instinct maternel peut-être lui faisait tout craindre…
Mais Edith de Haviland ?
J’ouvris enfin la lettre que je tenais à la main, et qui avait été placée par elle dans l’enveloppe contenant le carnet.
Mon cher Charles,
Cette lettre est pour vous seul… et pour Sophia, si vous le jugez bon. Il est indispensable que quelqu’un connaisse la vérité. J’ai trouvé le carnet ci-joint dans le chenil abandonné qui est derrière la maison. C’est là qu’elle le cachait. Il confirme tout ce que je redoutais déjà. Ai-je raison ou non d’agir comme je vais le faire ? Je l’ignore. Mais ma vie, de toute façon, aurait pris fin bientôt et je ne veux pas que l’enfant souffre le calvaire qui serait inévitablement le sien s’il lui fallait rendre compte de ses actes.
Dans la nature, il y a souvent des petits qui ne sont « pas comme les autres ».
Si j’ai tort, que Dieu me pardonne ! Mais c’est l’amour qui me guide.
Dieu vous bénisse, tous les deux !
Edith de Haviland.
Je n’hésitai qu’un court instant, puis je tendis la lettre à Sophia. Quand elle en eut pris connaissance, nous ouvrîmes de nouveau le petit carnet noir.
Aujourd’hui, j’ai tué grand-père.
Nous tournâmes les feuillets. Le texte était effarant.
Il intéresserait, je pense, un psychiatre. Un égoïsme forcené s’y affirmait à chaque page, l’enfant, avec une sincérité pitoyable, exposant les dérisoires mobiles de ses crimes.
Grand-père ne veut pas que je devienne danseuse. Alors j’ai décidé de le tuer. Comme ça, j’irai vivre à Londres avec Maman et je deviendrai ballerine.
Les passages qui suivaient ne sont pas moins significatifs.
… Je ne veux pas aller en Suisse et je n’irai pas. Si Maman me force, je la tuerai, elle aussi. Seulement, je n’ai pas de poison. Je pourrais peut-être en fabriquer avec de la belladone. Il parait que c’est un poison violent.
… Eustace m’exaspère. Il dit que je ne suis qu’une fille, que je ne connais rien à rien et qu’une femme ne fera jamais un bon détective. Il ne me croirait pas si sotte s’il savait que c’est moi qui ai tué grand-père.
… J’aime bien Charles, mais il est plutôt bête. Je ne sais pas encore qui je ferai accuser du crime, Brenda et Laurence, peut-être. Brenda me déplaît : elle dit que je n’ai pas toute ma tête. Mais j’aime bien Laurence. Il m’a parlé de Charlotte Corday. Elle a tué quelqu’un dans sa baignoire. Elle a, d’ailleurs, été très maladroite.
Le dernier feuillet parlait de Nannie.
Je déteste Nannie. Je la hais. Elle dit que je ne suis qu’une petite fille prétentieuse, qui veut se donner de l’importance. C’est elle qui pousse Maman à m’envoyer en Suisse. Je la tuerai. Je crois que les pilules de tante Edith feront l’affaire. S’il y a un autre assassinat, la police reviendra à la maison et tout redeviendra épatant.
… Nannie est morte. Je ne sais pas encore où je vais cacher le flacon qui contenait les petites pilules. Peut-être dans la chambre de tante Clemency, peut-être dans celle d’Eustace. Quand je mourrai, très vieille, je m’arrangerai pour faire parvenir ce carnet au chef de la police. On se rendra compte alors, que j’étais un génie du crime.
Je fermai le carnet. Sophia pleurait.
— Oh ! Charles !… Charles !… C’est horrible ! Cette pauvre petite était un monstre… et elle ne m’inspire que de la pitié !
J’éprouvais des sentiments analogues.
J’avais bien aimé Joséphine et je l’aimais encore. On n’aime pas moins les gens parce qu’ils sont devenus tuberculeux ou que la maladie les a frappés. Joséphine était un monstre, Sophia venait de le dire, mais si pitoyable, tellement à plaindre !
Sophia se tourna vers moi.
— Si elle avait vécu, que serait-elle devenue ?
— Comment savoir ? répondis-je. On l’aurait sans doute envoyée dans une institution pour enfants anormaux. Par la suite, peut-être l’aurait-on rendue aux siens, ou peut-être internée…
Sophia frissonna.
— Les choses sont mieux comme elles sont, dit-elle. Mais il n’est pas juste que tante Edith…
Je l’interrompis.
— Elle a choisi de se sacrifier. Je doute que sa lettre soit rendue publique et que l’on sache jamais. Il est probable que l’accusation sera abandonnée purement et simplement et que Brenda et Laurence seront remis en liberté.
Je pris les mains de Sophia et, sur un tout autre ton, je poursuivis :
— Quant à vous, Sophia, vous m’épouserez ! Je viens d’apprendre que je suis nommé en Perse. Vous m’accompagnerez là-bas et je saurai bien vous faire oublier la « petite maison biscornue ». Votre mère montera des pièces, votre père continuera à acheter des livres et Eustace entrera à l’Université. Ne vous faites plus de souci à leur sujet, Sophia, et pensez à moi !
Elle me regarda bien dans les yeux.
— Vous n’avez pas peur de m’épouser, Charles ?
— Et que craindrais-je ? La pauvre petite Joséphine s’était chargée de toutes les tares de la famille, alors que vous héritiez, vous, de toutes les qualités des Leonidès. Votre grand-père avait une haute opinion de vous, Sophia, et j’ai l’impression que c’était un homme qui se trompait rarement. Relevez la tête, mon amour ! L’avenir est à nous !
— Je le crois, Charles. Je vous aime et je vous rendrai heureux !
Les yeux baissés sur le petit carnet noir, elle ajouta à mi-voix :
— Pauvre Joséphine !
Je répétai les deux mots après elle.
En fin de compte, me dit mon père, quel était le véritable assassin ?
Au « pater », je ne mens jamais.
— Ce n’était pas Edith de Haviland, répondis-je. C’était Joséphine.
Il hocha la tête et dit, d’une voix grave :
— Il y a longtemps que je m’en doutais. Pauvre gosse !
FIN
[1] « Les Trois Pignons. »
[2] Marble Arch, l’ancienne porte de Hyde Park, est l’un des plus célèbres monuments de Londres, inspiré de l’Arc de Constantin à Rome.
[3] Le Criminal Investigation Department, la brigade des recherches criminelles.
[4] La période durant laquelle, pendant la guerre, Londres fut soumise à d’incessants bombardements par les avions allemands.
[5] Harley Street, la rue des grands médecins.
[6] Le « Director of Public Prosecutions », le magistrat qui décide des poursuites.